lundi 31 janvier 2011

For Tatounasians, with love

Les tatounasiens s’essoufflent, ou plutôt les tatounasiens « les moins démunis » ou les « plus privilégiés » s’essoufflent. Alors que la partie la plus économiquement marginalisée de la société voudrait continuer à protester et à demander que les fameux dinosaures quittent le pouvoir et ceci encore après le remaniement du gouvernement transitoire, les gens qui ont durant ces 23 dernières années bénéficié de la croissance économique tatounasienne s’essoufflent. A croire que durant ces années l’épargne, les investissements et les biens non matériels (éducation, information, expérience, confrontation à d’autres cultures) qu’ils ont accumulés ne leur permettent pas de tenir encore un peu le coup et de poursuivre le combat. Biberonnés à « ne pense pas, ne parle pas, ne regarde même pas et remplis toi les poches un peu, beaucoup, passionnément, à la folie » ils n’ont pas l’endurance, que dis-je, les couilles de soutenir cet élan.

Partout sur le web, on les entend distiller à nouveau la peur : « le pays doit redémarrer, il faut qu’on travaille, on ne peut pas laisser notre économie d’effondrer, si ça continue je vais devoir virer une de mes trois secrétaires, si ça va plus loin le chômage va exploser, tout ça va nous amener des barbus, on laisse de la place aux intégristes si… »… j’en passe et des meilleures. C’est vrai que ces 23 dernières années ont été celle d’une formidable croissance économique. La capitale a changé de gueule, la modernité s’y est installée et les Zizi et autres riches tatounasiens ne sont de loin pas les seuls à en avoir bénéficié. On est nombreux, très nombreux à avoir vu notre situation s’améliorer ces vingt dernières années ; beaucoup par chance et certains à force de mérite aussi. Mais on reste minoritaires, et ces améliorations lorsqu’elles concernent la majorité des tatounasiens ne sont que des miettes à la lumière de ce qui leur a été volé. Dommage que le reste du pays (en dehors des sites touristiques) n’en ait pas profité, dommage qu’il ait continué à crever. C’est vrai que cette croissance a généré plein d’emplois, dommage que cela n’ait pas été assez, dommage que les employeurs aient préféré mettre cette croissance au service d’un « toujours plus » pour eux, et non pas pour l’ensemble de la société.

En fait, Lela Zizi et sa bande de chacals ont été une très bonne chose pour ce pays. Ils nous ont obligés à tomber au fond du trou. Un pays entier qui se vautrait dans le confort de la belle lumière tatounasienne, de l’idée tellement réconfortante que « chez nous, personne ne meurt de faim », du beau reflet que nous renvoyait le regard de nos hôtes inconscients de ce qui se tramait, ce pays a petit à petit dû renoncer à ses illusions, à ses aises et avaler ce qui depuis 87 n’était en fait rien d’autre qu’une belle couleuvre. Un silence de honte et de gêne s’est installé, a duré, duré. Un silence mal à l’aise au pays et en dehors. Et enfin, il y a quelques semaines, toute cette gêne, tout ce silence, toute cette honte n’ont plus réussi à faire taire le désespoir : soudain, un des nôtres a eu moins peur de la fureur de Dieu que de son avenir et croyants ou pas, nous savons tous à quel point il a dû souffrir pour en arriver là.

Ce que les défenseurs de Ghachichi* et de la reprise économique du pays ne disent pas alors que tout le monde le sait c’est qu’avant le 17 décembre 2010, la plupart des habitants de ce pays, son immense majorité crevait de silence, d’oppression et de misère mentale à force d’absence d’espoir d’un avenir meilleur. Ce qu’ils ne disent pas c’est que ce n’est pas la situation économique de cette immense majorité qui a ou aurait changé. Ce qu’ils ne disent pas c’est que ceux pour qui la situation a économiquement changé, c’est ceux pour qui elle était déjà de supportable à excellente ; ce sont eux qui risquent de perdre leurs emplois, de devoir annuler leurs vacances et renégocier un crédit à leur banque, ce sont ceux qui ne trouvent plus les marchandises importées dont ils ont besoin à Carrefour, ce sont eux qui ne peuvent plus passer leur week-ends à Paris, Dubaï, Genève ou même Hammamet car l’aéroport de Tatous n’assure plus tous les vols et que les routes ne sont pas sures, ce sont ceux qui alors qu’ils survivent ou gagnent des millions tatounasiens et/ou européens ont bénéficié de la croissance économique tatounasienne. Pas les oubliés du monde qui ont eu le courage de hurler par le feu leur fureur et leur misère ! Pas ceux qui se sont fait bastonner à la Kasbah ! C’est pour des tatounasiens pour qui les choses allaient encore pas trop mal voir mieux que ces dernières semaines ont été économiquement difficiles, c’est leur marge de bénéfice pour l’année 2011 qui est sérieusement menacée si les soulèvements populaires se poursuivent. Bien sûr que des secrétaires, des chauffeurs et autres esclaves de la croissance économique tatounasienne obtenue à coups de bâtons ces 23 dernières années peuvent perdre leurs emplois, bien sûr que les cadres du secteur privé tatounasien vont peut-être voir leur commissions/salaires etc. diminuer et bien sûr que tous ces gens ne sont ni Zizi ni Crésus, mais ils ne sont pas en train de crever de faim non plus, pour le moins ils mangent, pour le plus ils emploient, dépensent et investissent sur le peuple tatounasien et sa capacité à aplanir les difficultés, à trouver des solutions et à retrousser ses manches pour travailler.

Je me pose et vous pose honnêtement la question, à part les morts, les blessés et ces derniers jours les militants et leurs familles, avec lesquelles je pleure et suis fière à la fois, qui véritablement a vu sa situation se péjorer de telle manière qu’elle puisse elle aussi nous donner à pleurer ? Ceux qui ont vu leur maison saccagée avait une maison, ceux qui ont perdu leur emploi en avait un, ceux dont les charters sont vides, avaient des charters etc.

Alors s’il vous plait, la plus privilégiée des classes moyennes du monde arabe, fermez-la un peu, arrêtez de dire que Ghachichi c’est pas si mal, arrêtez d’insulter nos morts en prétendant que tout cela a assez duré, arrêtez de donner des leçons de politique alors que vous pensez depuis 23 ans que cela veut dire la même chose que croissance économique. Je suis issue de cette classe moyenne privilégiée qui a tout intérêt à ce que le pays se dépêche de retourner aux affaires et ce n’est que parce que j’ai grandi à l’étranger, dans un pays ou la liberté d’expression est si naturelle qu’avant de découvrir effarée l’état de la Tatounasie en tant qu’adolescente, je ne savais même pas ce que cela voulait dire ou représentait. C’est grâce à ce statut d’expatriée que j’ai pu mesurer au plus juste ce silence, cette oppression, cette misère mentale. C’est en entendant, honteuse et égarée, de nombreux membres de ma famille et leurs amis défendre le régime de Zizi en me parlant de routes construites dans le sud, de l’électricité accessible à tous, d’absence de problèmes d’intégrisme, de sécurité dans les rues de Tatous et de campagnes d’alphabétisation que j’ai appris moi aussi, que j’avais beau grandir dans une démocratie européenne, j’étais moi aussi concernée par le silence, l’oppression et la misère mentale.

Je sais, je sais, ça va être impossible à digérer pour la plupart des tatounasiens que j’insulte (à mon grand regret) dans cette note, mais si si, les tatounasiens ne vivant pas en Tatounasie et n’ayant pas partagé vos souffrances, souffrent aussi. Souffrent plus que vous parfois classe moyenne la plus privilégiée du monde arabe. Ils souffrent plus que vous parfois parce qu’en Occident, aussi difficile à croire que cela puisse paraître, il est moins facile de nos jours d’accéder à cette fameuse classe moyenne qui de toutes façons est malade, parce qu’ils sont soumis à l’étranger aux règles du jeu démocratique justement, qu’il n’est pas possible de distribuer des pourboires pour améliorer le service qu’on reçoit ou d’avoir des domestiques à plein temps pour se faire aider, ou même d’avoir une maman, un père, des tatas ou des grand-mères sous la main pour s’en sortir dans les situations difficiles. Ce ne sont que des exemples, ceux qui me touchent moi, mais il y en a tant. Ils souffrent aussi parfois plus que vous parce qu’ils ont honte.

Oui, honte. Honte d’avoir des droits que dans leur pays ils n’auraient pas et honte d’être originaires d’un pays ou les citoyens n’ont aucun droit. Honte par le passé dans les couloirs de l’université d’avoir envie de manifester pour l’indépendance de l’Erythrée, mais de n’avoir ni l’envie, ni le courage, ni même d’idée sur la manière dont il faudrait se battre pour la Tatounasie. Honte aujourd’hui de crier honte à la corruption en Côte d’Ivoire et de bien gentiment fermer sa gueule sur Zizi puis sur Ghachichi, honte d’avoir eu peur avec vous tatounasiens de Tatounasie alors qu’ils auraient pu peut-être profiter de leur situation protégée pour protester, communiquer, faire parler. Honte aussi de ce en quoi ce silence a pu, même ne serait-ce qu’un peu, leur bénéficier. Parce qu’à l’étranger, le tatounasien, c’est souvent « le musulman qui boit de l’alcool, le musulman qui permet à sa femme de se mettre en bikini », bref, le musulman qui ne pose pas de problème, et c’était bien pratique, dans cette guerre de marketing livrée contre l’Islam en Occident de pouvoir se mettre à l’abri derrière les prétendues libéralités et modernité de notre pays.

Dans cet ailleurs dans lequel je vis depuis quelques semaines, je rencontre tous les jours des kenyans, des philippins, des tchèques, des éthiopiens, des tchadiens, des yéménites, des égyptiens, des européens aussi… A l’occasion des quelques mots qu’on échange il arrive qu’on parle de la Tatounasie et de tous j’ai le même écho : « j’ai vu ce qu’il se passe en ce moment en Tatounasie , je n’avais aucune idée que les gens souffraient tellement dans votre pays, j’ignorais que vous aviez un tel tyran au pouvoir ». Et malgré la révolution en cours, malgré les derniers évènements, malgré mon absence de responsabilité active dans le maintien toutes ces années de la dictature tatounasienne, j’ai honte, parce que je n’ai rien dit, rien fait, ou pas assez, et qu’ainsi j’ai moi aussi véhiculé une réalité trompeuse sur la Tatounasie et ai participé à l’écrasement du peuple tatounasien par Zizi et sa bande de truands. Si seulement j’avais eu un peu de courage, si seulement j’avais lutté contre la peur de ne plus pouvoir rentrer au pays voir mon père, si seulement… qui sait, peut-être que cela n’aurait pas été aussi loin ? Et je parie que c’est ce qu’on s’est tous dit et que cette peur est le dénominateur commun de tous les tatounasiens ici, là-bas ou au pays.

Nous autres les tatounasiens de l’étranger avons donc participé, soutenu un régime de silence d’oppression et de misère mentale et nous en avons souffert aussi. Alors comme vous nous vibrons, nous pleurons, nous nous réjouissons de voir tout cela peut-être se terminer. Et faisant partie dans l’esprit de beaucoup de tatounasiens des privilégiés, j’ai envie de dire de l’intérieur à mes complices frères privilégiés , ceux qui s’essoufflent aujourd’hui, ceux qui paniquent à l’idée de voir leur bénéfices/revenus/privilèges/facilités continuer à diminuer et peut-être risquer de disparaître : arrêtez, arrêtez de semer la peur, vos souffrances sont immenses mais plus grandes encore sont les merveilles qu’elles pourraient mettre à notre portée ! Faisant aussi partie des heureux expatriés, j’ai envie de dire de l’intérieur aussi à mes complices frères expatriés, ne vous taisez plus, parlez, communiquez, luttez, retrouvez votre courage, votre honneur, n’ayez plus peur. Il suffirait peut-être juste d’un tout petit peu de témérité, d’oublier quelques secondes le danger, et la Tatounasie du début de l’année recommencerait à gronder et ne se laisserait pas flouer !

Car tout le monde sait que l’abcès n’est pas vidé. Ghachichi soutenu par les américains et le monde des affaires en Europe et surtout en Tatounasie nous joue un bon petit tour de passe-passe. Le simple bon sens comme le raisonnement le plus élaboré devraient nous conduire à la conclusion logique que non, ce n’est pas terminé, ça ne peut pas être terminé : le bras droit de Zizi et ses conseillers ne peuvent pas gouverner cette honnête et saine Tatounasie dont nous rêvons. Même de manière temporaire. Ils devraient être en prison. Il est impossible que cet homme et les autres membres du gouvernement et les chefs d’administration de l’époque Zizi n’aient pas au mieux simplement fermé les yeux, au pire cautionné, soutenu et encouragé les méfaits de Zizi et des siens. Ils ont les mains sales, parce qu’ils les ont plongées dans les mêmes détritus. Il suffit de voir comment toute cette situation est gérée, la censure, la violence, l’inefficacité, l’opacité sont plus présents que jamais. Rien n’est fait, ne vous laissez pas manœuvrer, ne vous laissez pas aller au confort encore une fois, continuez à résister. Faîtes les dégager. C’est parce que toutes les classes sociales de Tatounasie se sont solidarisées pour se débarrasser de Zizi qu’il a dégagé. Et il n’était que la partie visible de l’abcès, il reste encore tout le pus, Ghachichi, Bacàcaca et autres comparses ; et il reste aussi tous ces gens, toutes ces nations occidentales pour qui des tatounasiens sous contrôle, des tatounasiens brimés, écrasés et soumis valent de l’or. Si cette solidarisation ne se poursuit pas pour mettre en place une vraie démocratie, sans mensonges, négationnisme et hypocrisie alors Mohamed B. ne pourra pas renaître dans nos mémoires comme un martyr, il restera pour toujours, comme nous tous, une victime.

Je suis les évènements en Tatounasie sur le web depuis des semaines et ces derniers jours, pour la première fois, j’ai senti une grande lassitude chez tous les tatounasiens au pays, et à l’étranger aussi. Il doit y avoir du soulagement à voir les choses cesser d’être aussi agitées. Mais ce soulagement ne saurait durablement cacher que la censure a été remise en place, que des manifestants se sont fait tabasser, que l’armée semble être à la solde de forces anti-démocratiques et que les acteurs de cette catastrophe ont l’intention de profiter de ce soulagement, de notre essoufflement pour nous repasser la même chanson que par le passé.

*A ne pas confondre avec Lord Ghagha, représentant exhilé des nousnoushdistes, en tatounasien, des enaenazedistes

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