mercredi 4 mars 2009

Tristes tropiques

... voila pourquoi les hommes prêtent plus d'attention au soleil couchant qu'au soleil levant; l'aube ne leur fournit qu'une indication supplémentaire à celles du thermomètre, du baromètre et - pour les moins civilisés - des phases de la lune, du vol des oiseaux ou des oscillations des marées. Tandis qu'un coucher de soleil les élève, réunit dans de mystérieuses configurations les péripéties du vent, du froid, et de la chaleur ou de la pluie dans lesquels leur être physique a été ballotté. Les jeux de la conscience peuvent aussi se lire dans ces constellations cotonneuses. Lorsque le ciel commence à s'éclairer des lueurs du couchant (ainsi que, dans certains théâtres, ce sont de brusques illuminations de la rampe, et non pas les trois coups traditionnels, qui annoncent le début du spectacle) le paysan suspend sa marche au long du sentier, le pêcheur retient sa barque et le sauvage cligne de l’œil, assis près d'un feu pâlissant. Se souvenir est une grande volupté pour l'homme, mais non dans la mesure ou la mémoire se montre littérale, car peu accepteraient de vivre à nouveau les fatigues et les souffrances qu'ils aiment pourtant à se remémorer. Le souvenir est la vie même, mais d'une autre qualité. Aussi est-ce quand le soleil s'abaisse vers la surface polie d'une eau calme, telle l'obole d'un céleste avare, ou quand son disque découpe la crête des montagnes comme une feuille dure et dentelée, que l'homme trouve par excellence, dans une courte fantasmagorie, la révélation des forces opaques, des vapeurs et des fulgurations dont, au fond de lui-même et tout le long du jour, il a vaguement perçu les obscurs conflits…
Tristes Tropiques
Claude Levi-Strauss

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