"La terreur de cette région, riche et solidement installée dans es aises, était un fier brigand, luron et bandit dévergondé, très célèbre à la ronde sous le nom de Houligan. Venu au monde en plein champ, au beau milieu d’une vaste plaine, il avait poussé au hasard par monts et par vaux, par bois, ruisseaux, steppes et forêts, et il ne dormait jamais sous couvert, ce qui avait fini par le doter d’une fière constitution, large et massive, et d’une âme aussi spacieuse, sans parler de son caractère exubérant. Oui, c’était une nature aussi vaste que sincère, ne souffrant recoins ni venelles étroites, mais aimant lever haut le coude, et dont tout geste ne pouvait être que grand et généreux. Houligan le bandit haïssait tout ce qui était menu, rétréci et mesquin, ainsi le vol à la tire, et lorsqu’il avait le choix entre pincer quelqu’un et lui taper dessus, il tapait, et dru, et pas de main morte ; puis, large et pesant, il dévalait la plaine en chantant à tue-tête et poumons déployés : « Hey-ha ! hey ha ! hey ! »
Chacun lui cédait le pas. Si quelqu’un n’en avait pas eu le temps, Houligan, de sa patte lourde, lui assénait un drôle de coup, vlan ! En plein coffre, ou bien le soulevait haut dans les ais pour le broyer, voire le massacrer, puis le rejetait et poursuivait son chemin. Jamais, au grand jamais, Houligan ne commit meurtre caché ni crime vil ou mesquin ! Avec lui, les assassinats avaient toujours noble allure, ils étaient pleins d’allant et de panache, toujours accomplis en grande pompe, et toujours en chantant : « Hey-ha, Maria ! ma Maria à moi ! » Ou bien : « Oy dadana ! oy, la Maria ! » Ah ! C’est qu’il l’aimait, sa Maria à lui, l’aimait plus que tout au monde, d’amour, d’abondance et de liesse, avec danses et redanses, et force rasades de vodka.
Or donc, sa nature était large, aussi large que faire se pouvait. Il était incapable de comprendre le silence, et moins encore l’étouffante vacherie qui, du sceau de sa perfidie, marque, peut-on dire, les hommes de notre temps... et il dormait tout haut, la bouche grande ouverte, ronflant et gonflant de son ronflement monts, rus, vaux et landes. Les chats, par exemple, il ne pouvait pas les sentir, et dès qu’il en apercevait un, il pourchassait la bête, des dix, des vingt lieues d’affilée ; quant aux femmes, il vous les empoignait à pleines mains, à fiers bras, tout en gueulant : « Bon sang de bon sang ! » ou alors criant : « Hey, hey ! et hue et diah ! et hetta, hetta, vioo ! » Pourtant il arrivait que la nostalgie vînt l’écraser de son poids, et tout le pays à la ronde résonnait alors de ses larges rengaines, de ces doumkas slaves, toutes bruissantes et miroitantes de juvénile cafard, et l’on pouvait entendre, là-bas, monter sous le clair de lune sa longue complainte, tantôt martiale, vibrante d’un entrain cosaque, ou moldave, ou mieux encore valaque, tantôt agreste et rupestre, rusticante voire coassante : « Hey, hey ! » clamait-il, « Hée, hée ! hélas, ma destinée ! Hey, hey ! eh, ha, ha ! Maria, ma belle Maria à moi ! ». De-ci, de-là, et par-ci, et par-là, à travers taillis et haies, commençaient, l’un après l’autre, à lui répondre les abois nostalgiques des chiens de garde dont les voix sombrement hurlantes passaient leur détresse aux homes et, en sourdine, face à la lune pâlie, la contrée tout entière hurlait : « Hey, hey ! hée, hée ! ah, la destinée ! »
De plus en plus fréquents, fréquents autant qu’exubérants, les refrains pesamment tournoyaient et environnaient Houligan. Imperceptiblement, il glissait tout vivant dans la légende, on finissait par le prendre comme héros de milles chansons et rengaines, tantôt vastes comme la steppe, tantôt éclatantes et endiablées, et toujours scandées du même et monotone refrain : « Hey, hey ! ha, haa ! hée, hée ! »
Ces rengaines sombrement redondantes, ces meurtres publics et répétés semblaient ne jamais devoir connaître de répit. Il y avait cependant des années que, dans une gentilhommière vermoulue située aux confins du pays, habitait un célibataire endurci, le juge en retraite Scorrabini. Comme la fantaisie et la liesse exubérante de ses concitoyens l’irritaient outre mesure, il allait sans cesse, mais en cachette, se plaindre aux autorités du lieu, et toujours dans le plus grand secret. -Je renonce, murmura-t-il, je renonce à comprendre comment vous pouvez tolérer cela. Tous ces meurtres, parfaitement, ces meurtres et en plein jour encore… Cette liesse, ces excès innommables… Cette gabegie, ces tabagies, que dis-je, ces orgies nocturnes dans les cabarets… Et puis ces refrains, ces sinistres mélopées, ces sempiternels hurlements sans retenue ni trêve aucune ! et enfin cette Marysia, la Maria…
-Que voulez-vous, cher monsieur (le commissaire de police était un homme corpulent), que voulez-vous y faire ? Les pouvoirs publics sont impuissants. Impuissants… répéta-t-il, et du regard, il embrassa à travers les vitres l’immensité d’une plaine sans limites où, çà et là, se dressait un pommier sauvage. –Au fond, voyez-vous, la population l’aime bien. Mieux encore, elle le soutient, le protège…
-Mais enfin, comment peut-on protéger un bandit ? rétorqua vivement le juge, laissant entre ses paupières mi-closes couler un regard sur la steppe infinie qui, bordée de lointaines dunes de sables, s’étalait à perte de vue sur une vingtaine de lieues, puis abritant aussitôt ses yeux sous ces mêmes paupières. –Car enfin, ils ont tout de même peur, oui, peur de lui. Personne n’ose plus sortir ! Lui, il zigouille….
-Il en zigouille peut-être, grogna le commissaire dont la nuque se détachait sur le fond des espaces infinis _ mais seulement quelques-uns ; les autres, et bien, ils regardent. Vous n’avez pas encore compris ? Pour eux, voir un bel assassinat, mais c’est pain bénit ! Heu, heu…, regrogna-t-il, faisant semblant de ne rien voir, car justement du bosquet voisin on venait de lancer dans les airs un cadavre frais, en même temps que retentissait alentour un somptueux mugissement, comme si un millier de bisons, foulant de leurs sabots pâtis et emblavures, avaient cavalé ventre à terre.
Déjà le soleil déclinait à l’horizon et le commissaire de police referma la fenêtre.
-Puisque vous refusez de l’arrêter, moi, je m’en charge, dit presque à part lui le juge en retraite. Parfaitement, je me charge de le saisir et de l’enfermer. L’enfermer et le coincer et la lui serrer. La lui rétrécir, juste un tantinet, sa garce de nature. Oui, la rétrécir, la lui rogner, juste un brin.
Mais le commissaire se borna à murmurer dans un soupir : _ Splendide ça ! Magnifique….
Scorrabini entra dans sa gentilhommière désolée. Traînant à travers les pièces vides sa robe de chambre couleur tabac, il passait le plus clair de son temps à ourdir l’un après l’autre mille complots dans le but de se saisir de la personne de Houligan. Le vieil avare lui vouait une haine qui croissait chaque jour. S’emparer du tueur, l’emprisonner, là, juste assez pour le faire taire un brin, c’était devenu l’impérieux besoin d’un esprit, il faut bien l’avouer, étroit. Il résolut de mettre à profit l’infernale droiture du brigand qui avait pris l’habitude d’aborder ses victimes sans détours ni ambages ; de plus, il décida _ ô comble d’astuce ! _ de tenir compte de son arrogance qui dépassait littéralement toutes les bornes. Car Houligan s’était à ce point déchaîné, il avait tellement pris l’habitude de voir à sa seule apparition les gens détaler comme lapins en garenne qu’il se sentait personnellement provoqué par un homme qui ne fuyait pas. Aussi le juge intima-t-il à son laquais Xavier l’ordre de le suivre jusqu’au grand hêtre qui se dressait là-haut, sur la colline. Quand ils furent arrivés, Scorrabini entoura brusquement son vieux domestique d’une forte chaîne qu’il cloua au tronc de l’arbre. Juste devant le serviteur ainsi enchaîné, il s’empressa de creuser une large fosse, disposa tout au fond un piège à loups, puis s’en revint dare-dare chez lui. Le soir tombait. Le vieux Xavier eut tout le temps de rire de la bonne blague imaginée par « le jeune Monsieur » ; pourtantk, lorsque la lune se leva, illuminant le pays jusq’à l’horizon des foreêts, le laquais commença à lentement percer le mystère jusque-là obscur : pourquoi on l’avait ainsi attaché à l’arbre sur la colline, pourquoi on l’exposait sans merci à l’infini des espaces nocturnes.
Et les chiens se mirent à hurler à la lune, cependant que des halliers sauvages montait la mélopée langoureuse du bandit donnant libre cours à sa nostalgie des steppes. Petit à petit, l’énorme et terrible hurlement : « Hée, la destinée ! Haa, la Maria, ma Maria à moi ! » ce cri langoureux, sombre et pourtant véhément remplissait à ras bords les forêts de la nuit. Le bandit bramait le premier, sans gêne ni vergogne _ coup de gueule farouche qui ouvrait à tous vents le tréfonds de son âme ; les chiens suivaient, hurlant à rompre leurs chaînes ; enfin, apeurés et tremblants, les vilains, cadenassés à triple tour dans leurs chaumines, se lamentaient derrière leurs lucarnes enfumées.
« Hé, monsieur ! » voulut appeler Xavier, « hé, hé, monsieur ! », mais non, il n’osait pas, car son cri eût aussitôt attiré l’attention de Houligan… Son murmure chevrotant n’avait pas la moindre chance d’arriver aux oreilles du célibataire qui, de son vasistas, explorait le paysage sans rien perdre des événements. Et le domestique maudissait le sort funeste, ce sort qui fait que jamais nous ne pouvons disparaître… que, même contre notre gré, à notre corps défendant, un autre peut nous exposer à la vue de tous, nous faisant faire, et à notre place, ce qui dépasse nos propres forces. Et Xavier maudissait la visibilité de notre corps, vertu qui ne dépend jamais de nous-mêmes. Mais déjà le tueur se levait, déjà quittait sa bauge, et le vieux serviteur _ bien malgré lui _ allait forcément lui accrocher l’œil, chatouiller son nerf optique et, remontant la filière, arriver jusqu’à son cerveau. Déjà Houligan, par bonds de sept lieues, dévale la pente, brûlant de broyer un maxillaire, de fracasser un nez, écrabouiller un thorax, rompre ce col blanc, exposé et à tous les regards révélé ! haaa ! Aaaa ! Mais voilà que le brigand brusquement s’écroule et s’enfonce, le voilà pris soudain entre les mâchoires du piège à loups tendu par le juge. Accouru aussitôt, le vieux grigou parvient _ au terme de deux ou trois heures de besogne _ à transporter le corps massif du bandit jusqu’aux caves les plus reculées de sa vieille gentilhommière.
Il l’a enfin ! Houligan est en son pouvoir ! Enfin ! Le légendaire brigand se trouve chez lui, coffré dans sa cave, bien à l’étroit, bouclé, coincé, clos et coi, bâillonné et encerclé par des chaînes, elles-mêmes clouées à des crocs. Oui, il est là, livré à son bon plaisir, à sa merci ! Le magistrat en retraite se frotta les mains qu’il avait menues, souriant en tapinois, puis il passa la nuit entière à imaginer les supplices convenables. Loin de lui, certes, la pensée de zigouiller le tueur _ non ! Son esprit étriqué de strict formaliste souhaitait tout juste rétrécir quelque peu, rabougrir et contracter et ratatiner une victime dont la mort à ses yeux aurait figuré tout juste le contraire d’une aubaine ! Réduction, rétrécissement, ratatinage seuls lui souriaient. Loin de se hâter, le retraité sénile, tout au long des premiers jours, jouissait de la seule pensée de savoir Houligan le terrible là, en bas, sous lui, bien enchaîné dedans sa maison et dans sa cave, absolument incapable _ puisqu’on l’avait dûment bâillonné _ de hurler ou même de provoquer fût-ce l’ombre d’un scandale.
Lorsque Scorrabini se rendit pleinement compte que le brigand ne pouvait plus gueuler, qu’il était parfaitement réduit au silence, alors seulement il prit sur lui de descendre jusqu’au cachot afin d’entreprendre en toute quiétude divers recours pratiques et retors qui tendaient à rétrécir, à contracter, à réduire. Ah, ce silence ! Un silence qui, du fin fond des cachots de la vétuste demeure, poussait, croissait jusqu’aux dimensions d’un pilier. Et des semaines, des mois durant régna la saison du grand silence --- le silence du hurlement réprimé, non hurlé, tu à jamais…
Chaque soir, vers les sept heures, drapé dans sa houppelande couleur tabac, Scorrabini descendait dans le cachot aux tortures, armé de petites baguettes effilées et d’autres minces tigettes en fil de fer. Chaque soir, à partir de sept heures, notre juge rétréci, suant à grosses gouttes et toujours subrepticement, en tapinois, se mettait à travailler le brigand, muré, lui, dans son silence… Furtivement, il s’approchait et commençait longuement à lui chatouiller la plante des pieds afin de lui arracher le plus petit ricanement, la plus légère crispation possibles, puis il plaçait de menus pièges, maigres chicanes de bouts de bois et de bâtonnets, il tentait à l’aide de planchettes et clissettes de lui rétrécir son champ de vision, lui plantait des épinglettes non sans lui mettre sous les nez des petits pois extra-fins, de grêles haricots et maints autres légumes finement haché. Mais voilà ! Le gaillard, au lieu de réagir à la sauvette, furtivement, en tapinois, acceptait tout, au contraire, en silence. Et son silence croissait ; se pavanant et s’installant à demeure dans la pénombre, il parvenait à égaler ses excès et ses coups de gueule les plus glorieux. C’est en vain que Scorrabini, par ses procédés sournois, s’efforçait de dominer le silence large et sincère du brigand, la haine emplissait à ras bord le dédale des cachots ! Or, que désirait le juge ? Changer, réformer le fond de la nature du tueur, muer sa voix, modifier son rire, large et franc comme l’or, le ravaler à un petit ricanement mesquin, ravaler ce grand cri jusqu’au menu murmure, au chuchotement, rencoigner et recroqueviller et rabougrir l’homme entier dans toute sa stature : en deux mots, il voulait le rendre semblable, pareil et égal à lui-même, oui, à un Scorrabini. Animé du zèle authentique du savant, il recherchait inlassablement ses points faibles, le soumettait aux plus terrifiantes expériences spécifiques, le tout afin de trouver, dans le cœur même du bandit, son punctum minoris resistantiae, le point idéal qui lui eût enfin livré le lascar grand ouvert.
Mais l’autre, sans jamais découvrir ses points faibles, se confinait dans le silence.
Que de fois, au terme d’efforts aussi répétés que soutenus, le vieux monsieur ne crut-il pas avoir atteint un certain rétrécissement ! Mais, hélas ! Une fois par semaine revenait la minute de vérité ! Instant fatidique, qu’il redoutait plus que tout au monde…
Oui, une fois la semaine, le misérable et taciturne avare se voyait bien forcé, afin de sustenter sa victime, de lui ôter son bâillon ! Et c’est hérissé tout entier de chair de poule, glacé d’un frisson de terreur et les oreilles bourrées de coton et boules Quies qu’il plaçait devant Houligan terrassé sa platée de pitance, puis d’un geste crispé lui retirait le bâillon. A chaque fois, il se berçait du vain espoir d’avoir enfin réussi à brider, à colmater quelque peu le brigand, à l’empêcher d’éclater… A chaque fois, aussitôt débouché, démuselé, l’autre explosait sur-le-champ et lâchait, en un déferlement infernal, une orgie de jurons, de cris et de hurlements : « Ah, nom de nom de bon sang de Bon Dieu ! » gueulait-il. « Ah, sale charogne ! Fous le camp d’ici, fous-moi le camp, te dis-je ! Je t’aurai, va ! Je les aurai, ta sale gueule et ta sale peau ! Je t’aurai, moi, jusqu’au trognon ! » hurlait-il. « Moi, Houligan, bon sang de sacré nom de Bon Dieux, moi Houligan, je vais te zigouiller, te ratiboiser, te réduire en bouillie ! Oui, t’écrabouiller à mort ! La Maria, la Marysia ! Où est-elle, hé, hé ? Ma Maria, ma Marysia à moi ! » Le cachot s’emplissait et débordait de son cri ; le hurlement portait loin, très loin, jusqu’aux confins du pays : le brigand jurait et blasphémait à tire-larigot, chantait mille refrains en défoulant le fond de son âme, cependant que, pâle comme la mort, crispé et presque ricanant de peur, son avare de tortionnaire lui enfournait sa pâtée et que l’autre hurlait encore entre les bouchées ! Et, dans les hameaux du voisinage, les bonnes gens allaient, répétant : « V’là encore le Houligan qui gueule ! Qui gueule et gueule toujours ! » A l’issue de ces séances, le misérable juge remontait à son étage, puis, tremblant et tâtonnant, se remettait à chercher à l’aveuglette, éperdu, le fameux punctum minoris resistantiae.
Un soir, enfin, il trouva.
Il s’agissait d’un rat.
Etrange chose, un rat…
En effet, un rat de belle taille se fourvoya un soir dans la geôle aux supplices. Et à l’instant où il rasait le mur, le brigand – jusqu’à ce jour inflexible brusquement se tassa sur lui-même.
Toujours à l’affût, Scorrabini lui arracha le bâillon. Houligan, pourtant débouché, loin d’éclater en jurons, se tut, tout en suivant le rat du regard : oui, le dégoût et une peur vraiment infernale étaient plus forts que lui. Mais le rat, passant frôla sa jambe enchaînée. Le brigand ne put réprimer un petit rire, spasmodique et une octave plus haut que de coutume.
Enfin, enfin ! Ah, comment rendre grâce au ciel ? A genoux, à genoux pour cette faveur insigne, cette grâce à peine concevable ! Enfin, oui, enfin il possédait le moyen ! Et le vieux juge de fondre en larmes ! Ainsi, pour tout être humain, quelles que soient sa force et sa résistance, il existe ici-bas une chose unique, à lui seul destinée, qui est plus forte que lui et toujours le domine, qu’il est incapable de supporter ! Pour les uns, ce sont les primevères, pour d’autres le foie de veau, à certains ce sont les fraises des bois qui donnent de l’urticaire. Et voilà que, ô stupéfaction ! Un brigand que n’avaient pu entamer ni les tortures raffinées à coups de menus bâtonnets, de tigettes et d’épinglettes, ni aucun des mille et un supplices habituels, voilà qu’un vrai tueur, un vieux dur-à-cuire en apparence indestructible, avait tout simplement peur d’un rat ! Ne pouvait supporter un rat ! Etait plus faible – Dieux seul sait pourquoi ! – qu’un rat ! Peut-être ce tueur qui écrabouillait les gens comme des vers de terre avait-il peur au fond d’occire, de tuer un rat ? Pas peur, non, du rat lui-même, bien sûr ! Mais de la mort d’un rat, bref d’une mort ratière, qui, elle, le gorgeait de peur et de dégoût. A ses yeux, c’est bien simple, une mort de rat se révélait être la plus basse des vilenies, la pire des ignominies, une mort que jamais, au grand jamais, il n’aurait pu donner. Non, nulle autre mort, fût-elle une mort porcine, ovine, bovine, une mort humaine ou insectine, une mort galline, ou coquine, ou lapine, ou grenouillère, ne lui était, de très loin, aussi repoussante, aussi crispante, aussi glissante, gluante ou flatulente, et d’ailleurs aussi fallacieuse que ratatinante, que cette mort de rat ! Et voilà pourquoi et comment le terrible brigand restait désarmé devant le rongeur : c’était, pour lui, la seule mort inaccessible, absolument impossible. Aussi, à la vue du rat, le voyait-on se raidir et se contracter, et visiblement se rétrécir et s’amincir et se ratatiner – c’est le cas de le dire ! – et s’effiler et rabougrir et trembler et vibrer et tressaillir. Enfin, enfin !
Enfin le vieux juge Scorrabini s’était rendu maître de Houligan !
Maintenant son rat en laisse, il s’approchait subrepticement de lui en louvoyant, le rétrécissait et le ratatinait, ou bien lui lâchait juste pour un moment l’animal dans le bas du pantalon, lui aiguisant ainsi la voix jusqu’aux registres les plus aigus. Ou bien encore, lui brandissant le rongeur au-dessus de l’occiput, il contractait et figeait le brigand, ou enfin il forçait le rat à sauter et bondir ou ramper autour du tueur qui se recroquevillait et se crispait de plus en plus. Désormais, à bas le bâillon ! De toute manière, le brigand n’était pas capable d’appeler et moins encore de gueuler. Ainsi s’écoulèrent de longues semaines, des mois et le vieux Xavier, qui avait la charge d’éclairer d’un bout de chandelle l’impitoyable rat, gémissait tout bas et priait en son âme et conscience le Bon Dieu : le poil hérissé, le cœur glacé, le vétuste laquais implorait le rat, criait grâce et maudissait la nature impitoyable et irréductible du rongeur et ces liens atroces de la nature, maudissait la cruauté même, qui décidément est sans bornes ni recours. Ah ! maudits soient le rat, et le « jeune Monsieur », et la maison, et la nature du brigand et celle du juge et du rat ! Ah ! maudites soient toutes les natures, et maudite, oui, maudite, la Nature entière !
Passaient les années. De plus en plus fortement, de plus en plus étroitement, voire strictement, s’intensifiait le supplice, de plus en plus fortement et impérieusement le juge employait le rat à raidir, à ratatiner, à rétrécir, et la tension augmentait, allait croissant.
Et toujours, le rat.
Sans trêve, le rat.
Uniquement, le rat.
Oui, le rat et le rat et le rerat…
Jusqu’à ce que Xavier, parvenu à l’extrême bord de la tension, fonçât tête basse sur le rat qui, fuyant avec promptitude, venait de rompre sa laisse et filait en éclair rasant le sol, cherchant un trou quelconque, une fente.
Scorrabini, bandé jusqu’à l’extrême limite, sournoisement, se recroquevilla. Et fonça, tête baissée, nuque bandée, sur le vieux Xavier. La cave entière retentit d’un craquement atroce et des éclats de cervelle éclaboussèrent les murs tout autour. Ô prodige ! Au bout de onze ans et quatre mois de geôle, libre, libre était Houligan, tandis que les cadavres de ses tortionnaires jonchaient le sol ! Et le rat ? Il avait disparu. Le tueur avala sa salive et se dit qu’il fallait sortir de là ; grâce à de menus mouvements du corps, il parvint au bout de la nuit à se libérer de ses liens. A l’aube, le bandit sortait enfin de son cachot : poussant le portillon de la véranda recouverte de vigne vierge, il retrouvait le grand air et la liberté, lui jadis gaillard athlétique, aujourd’hui violemment rabougri. Négligeant l’escalier de bois, il plongea de la véranda droit dans les buissons et se mit sous leur couvert, puis il entreprit de longer une levée de terre, tandis que le soleil déjà montait à l’horizon. Mais voilà qu’au loin, un pâtre se mit à héler : « Ohé ! Ohé ! ma vache, ohé ! »
Aussitôt, Houligan se terra derrière un gros fourré. Ah c’est avec joie, avec délices, qu’il se fût caché dans un recoin, un trou, la première fente venue, voire un buisson quelque peu touffu, pour y dissimuler son dos et toute sa corporelle surface ! Il scrutait le sol sous ses pieds. Soufflait une douce brise, mais il ne la respirait, il n’en jouissait même pas, occupé à examiner d’un œil vigilant la terre devant lui. Une pensée, seule et unique, absorbait sans partage son esprit : le rat ? Où peut bien être passé le rat ? Que devient le rat, ce rat que Xavier, la veille même, avait fait rentrer dans l’une des fentes du cachot ?
Mais le rat n’était nulle part.
Houligan se gardait bien de détacher ses yeux du sol. Il était par trop pénétré de l’horreur de rat, il avait trop éprouvé, trop épuisé la menace, la terreur atroce du rat, pour que l’absence même du rongeur n’eût pas, à ses yeux, plus de poids que les brises les plus légères, les plus douces voix du monde. Non, tout le reste n’était que vain ornement, seul comptait le rat, le rat ou alors son absence ! Aussi les oreilles du bandit percevaient-elles uniquement les bruissements les plus légers rappelant un froufrou, un frôlement à ras du sol ; aussi ses yeux ne guettaient-ils que les seules formes rappelant une forme-de-rat : à tout instant, il croyaiy – il lui semblait – deviner, ou même percevoir, par la vue autant que par l’ouïe, le menaçant et imminent chch-chch… fftt-fftt…
Mais le rat, lui, n’était nulle part.
Et pourtant, il semblait à peine croyable qu’un rongeur qui, depuis tant et tant d’années, avait d’une manière à la fois si proche et si atrocement poignante – été uni et lié, soudé à lui dans un minutieux rituel de supplices, qu’un animal à lui habitué, accoutumé plus qu’aucun animal ne le fut jamais à aucun être humain, que le rongeur, donc (et il fallait en outre tenir compte de l’aveugle attachement qu’ont pour vous les bêtes), eût tout de même pu s’arracher, se détacher ainsi de lui, Houligan, en bref, disparaître, et sans histoire ni façons renoncer à lui…
Mais le rat, lui, n’était nulle part.
Brusquement, là, tout près, quelque chose de fluet et d’oblong glissa furtivement sur la frange d’une large flaque de soleil et disparut…
Etait-ce, par hasard, le rat ?
Le brigand laissait errer son regard çà et là, furetait – entre certitude et doute – lorsque quelque chose froufrouta et derechef bruissa dans le tas de feuilles sèches.
Il va et vient, et fonce çà et là,
Il vient et va, suivi pas à pas
Par le rat, le rat – rat modèle !
Il saute et s’abat, suivi bond par bond
Par le rat – rat fidèle !
Houligan s’élança vers un arbre creux, se tapit à l’intérieur de l’arbre ; le rat, lui, se jeta dans les broussailles, se tapit en bruissant dans les broussailles. Mais le creux ne suffisait plus à abriter Houligan : le rongeur, tiré de la nuit des geôles, aveuglé par le jour, pouvait de manière imprévisible lui foncer tout à coup dans les pattes, voire se faufiler, s’engager et reponter par le bas de son pantalon. Oui, ainsi tiré de la ténèbre, complètement terrorisé, le rat, révélé au grand jour, dans sa panique cherchait à tout prix un trou, une cachette, n’importe quel abri – et quel abri lui était plus familier que la jambe du pantalon de Houligan ? A quel trou, à quel terrier aurait-il pu être davantage habitué ? Et le brigand se rendit compte que les fentes, trous, orifices et abris qu’il formait – dans son corps même et entre son corps et ses vêtements --, tous les trous que, bien malgré lui, il possédait, étaient bel et bien convoités, désirés par le rat comme autant de parfaits abris. Il bondit soudain hors de son trou propulsé par une peur panique, se mit à détaler droit devant lui, à l’aveuglette, et derrière lui (c’est presque sûr) filait ventre à terre le rat. Ah ! Trouver enfin un trou, un creux, une fente quelconque, se couvrir le dos, abriter ses jambes, bref, protéger de tous les côtés ses propres trous, ses fentes à lui, désirés, ô combien ! par le rat…Ah, les rendre à jamais inaccessibles ! Houligan, sorti de son souterrain, courait, courait comme un dératé, filait comme un dément par prairies, taillis et futaies, et derrière lui (selon toute vraisemblance) fonçait à ras de terre le rat. A bout de souffle, notre Houligan s’engouffra dans le premier trou venu, et à demi inconscient, rampant et abritant comme il pouvait toutes ses fentes, il se terra, se tapit dans un tas de paille. Au bout de quelques instants, ayant à peine recouvré ses esprits, il commença à réaliser que ce trou-là, son nouveau trou, n’était autre qu’une fente creusée au bas d’une baraque en bois, et qu’il était presque à l’intérieur d’une cabane ou d’une grange. A tout moment pouvait surgir de son tas de paille le rat ! Oui, le rongeur pouvait lui filer sous l’aisselle, pénétrer dans un pli de sa chemise, et voilà Houligan qui ressort sa tête pour veiller au grain. Mais qu’est-ce à dire ? Que se passe-t-il ? Est-ce un rêve ou la réalité ? Où me trouvé-je donc ? Cette baraque, mais voyons, je la reconnais ! Qui donc est là, oui, quel est donc le personnage que mes yeux aperçoivent, là, tout près… devant moi, étalé sur l’aire et couché sur la paille, juste contre l’autre paroi ? Eh, pardi ! Mais c’est Maria, ma Marysia ! Mais oui, c’est bien Marysia qui est là, qui paisiblement repose couchée, et qui dort, respirante et bien vivante, hée, hée ! Ma parole, c’est bien ma Maria à moi ! Contracté, recroquevillé, accroupi, pénétré du rat jusqu’au tréfonds des entrailles, le bandit attacha sur elle son regard, en croyant à peine ses yeux qui lui disaient que c’était elle réellement, et vraiment elle.. Oui, sa fille à lui, la bouche grande ouverte, dormait tout son saoul, et déjà Houligan s’arrachait de son trou, déjà il ouvrait large sa bouche à lui pour chanter, pour gueuler un coup comme au bon vieux temps jadis : « Maria, Marysia ! Hey, hey ! Maria, ma Maria à moi ! »
Lorsque soudain – apparut un rat.
Un rat, gros et gras, glissa prudemment de sous la poutre, sautilla jusqu’au milieu de l’aire et, à petits bonds légers et menus, s’avança tout près, jusqu’aux jupes de Maria.
Près de Maria, il y avait un rat – un rat près de la Maria. Non, cette fois, pas de mirage : mais indéniable et tangible, un rat qui sautillait et gambillait juste devant lui, sur l’aire. Houligan se figea, il fit le mort. Bien sûr, ce devait être là un autre rongeur, et non point celui qui avait servi à le torturer ; mais les rats se ressemblent tellement entre eux que le tueur supplicié n’arrivait pas à se faire une certitude. Pis encore, un autre doute le prenait : il se demandait si la longue et douloureuse fréquentation de son rat n’avait point laissé de traces en lui, quelque chose d’attirant pour la gent ratière toute entière. En proie à une panique rentrée, il se gardait dans son affolement de bondir sur le rat, car alors le rat, à son tour affolé, aurait bien pu rebondir sur lui ! Non, il fallait agir avec circonspection et prudence, révéler, mais avec une discrétion extrême, sa présence, faire peur, mais juste ce qu’il fallait, au rat, afin qu’il se gare et regagne dare-dare son trou. Oui, c’est ça : éviter toute violence, ne pas succomber, grands dieux, au vice sauvage et souterraain, à cette danse d’incalculables gambilles, bonds et sautilles, propre aux affreux habitants du Tartare dotés de longues queues sans fin, toujours en train de traîner et froufrouter à ras de terre, et en piaillant ! Houligan avait fini par repérer le coin où, selon toute vraisemblance, se trouvait le trou du rat, et, presque en silence, déjà il se préparait, à l’aide tout au plus d’un léger bruissement, d’un discret raclement de gorge, à y faire rentrer le rongeur, quand tout à coup… quelque chose avait dû soudain attirer le rat juste sous le genou gauche de la dormeuse… Il pénétra dans cette fente, laissant Houligan cloué là, pétrifié : le rat ne venait-il pas d’attoucher la fille, sa fille ? L’essence du rat ne se frottait-elle pas contre sa belle, sa Maria, sa Marysia à lui ?
Et cet attouchement qui reculait toutes les bornes de l’horreur, ce frôlement, ah, ce frottement du rat contre sa maria fit que brusquement le brigand hurla. Hurla, oui, le voilà hurlant à plein gosier comme naguère ! Il hurlait, lui, à la face du monde entier. Voici que, poussant son terrifiant cri d’antan, il se ruait sur le rat, il fonçait, il lui sautait dessus ! Il n’avait plus peur, mais bondit sur l’animal en poussant un tel cri, et lui-même si bien bardé et cuirassé dans sa clameur que jamais aucun rat, à travers ce cri n’aurait pu passer ni pénétrer, ni percer jusqu’à la jambe de son pantalon ! Or ça, sans précaution aucune, sans remarquer davantage qu’il était en train de couper le rat de son trou, il l’attaqua en hurlant, de plein front. Ah ! ce bond éclair de Houligan ! Ah, bond brusque du rat, bond et rebond, saut et ressaut, et rebond et re-rebond, et cric et crac, et chute et choc, et chuc et chac, et pfuitt et pffatt ! Ah, cet éclair de certitude dans l’œil du brigand déchaîné que le rat, cette fois, ne lui échapperait pas, que déjà sous sa main, en sa puissant, il allait le tuer dans l’instant, écrabouiller ce rat de malheur enfin privé à jamais de tous ses trous, ses fentes et ses feintes !… C’est alors que… mais dois-je, mais puis-je continuer ? Ma bouche pourra-t-elle dire, ah ! dira-t-elle le plus horrible, le pire ? Elle le dira, oh, elle devra bien le prononcer, car il n’est point de limites à l’horreur, et même, qui pis est, il existe, au contraire, un absolu, un illimité de l’Impitoyable… Oui , du moment que l’horrible en arrive à s’accumuler, à s’étager, il s’y met et s’étage en s’accumulant toujours et toujours plus haut, il commence à croître, à passer au-dessus de lui-même, telle une vraie mécanique. Aussi le dira-t-elle, ma bouche, sans doute finira-t-elle par le dire que le rat… que le rongeur, au comble d’une terreur panique, acculé à l’absolue, à l’aveugle nécessité du trou… et bien, oui ! Il pénètre la bouche de la Maria, d’un saut bondit en froufroutant et rendre droit dans la cavité buccale de la fille toujours dormant la bouche ouverte. Avant même que Houligan ait eu dans un spasme le temps de réagir, il aperçut cela : le rat escaladant, le rat pénétrant et rentrant dans cette bouche béante, cherchant dans sa panique à s’abriter dans la bien-aimée cavité buccale. Ô puissances, ô mécanismes ! Et voilà que la Maria encore endormie, mais à demi réveillée, en un clin d’œil referme d’un mouvement, oh d’un geste purement machinal, ses bien-aimées mâchoires – et crac ! Clos, terminé, fermé, bouclé le grand mécanisme de l’horreur, et crac ! achevé le rat, la tête coupée net, à jamais du tronc retranchée, voilà que s’accomplit, que se consomme la mort, la mort du rat.
De rat, il n’y en avait plus.
Mais il y avait toujours lui, Houligan, là, debout, face à la mort mordue, la mort-par-morsure, la mort mordue du rat, la mort ratière dans la bien-aimée cavité buccale de son amoureuse, de sa Maria à lui.
Et c’est pourquoi il s’en fut."
Bakakaï, 1937, Witold Gombrowicz
Merci Allan Kosko d'avoir traduit ce chef d'oeuvre
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